Michel Wittock s’en est allé…
Au cœur de la Wittockiana continuent de vibrer
son inlassable passion du livre et son merveilleux goût pour la vie.
Merci, Michel !
Infiniment.

Pour Michel Wittock
« Ce qu’il y a de déchirant dans le souvenir d’un ami mort, ce sont les gestes et les regards qui nous atteignent encore, qui nous arrivent encore quand il a disparu », écrivait Gilles Deleuze après le décès de son ami Félix Guattari avec qui il avait écrit plusieurs livres. La personnalité de Michel était inséparable de son regard et de ses gestes. De sa voix aussi. Je le vois encore empiler les chaises après un exposé à la Wittockiana pour permettre au public de déambuler à sa guise, un verre à la main. Je le vois rayonnant présenter un projet d’exposition aux participants réunis dans la salle du conseil. Je le vois penché sur l’écran de son ordinateur sollicitant mon avis sur un projet de lettre adressée au ministre de l’époque. Je le vois extraire de la bibliothèque un livre relié de cuir blanc et ouvrir sous mes yeux un roman de Samuel Beckett. Je le vois dresser la table à la maison et apporter les plats préparés par Fiammetta. A chaque fois un naturel désarmant comme si les choses allaient de soi, chaque geste étant souligné par un regard et un sourire complices. Un regard qui semblait dire : « On va y arriver, ne t’en fais pas ». Avec lui, il n’y avait qu’à se laisser guider par le courant du fleuve.
Il m’était arrivé de lui demander où était sa véritable maison : celle de la rue Jules De Trooz, où il vivait avec Fiammetta ou la Wittockiana, distante de quelques centaines de mètres ? Il allait à pied de l’une à l’autre, faisant le trajet quatre fois par jour comme une promenade de santé et gravant à jamais ses pas sur le trottoir longeant le parc de Woluwe. La bibliothèque qui porte son nom est l’œuvre de sa vie, une œuvre qui s’est édifiée lentement sur l’amour des livres, une passion de jeunesse qui ne s’est jamais éteinte au point que très tôt il décida de céder à son frère les rênes de l’entreprise familiale pour se consacrer à ce qui allait le mobiliser à temps plein. La vie est trop courte, semblait-il dire, pour s’égarer sur des chemins de traverse alors qu’elle nous enjoint d’aller à l’essentiel.
J’avoue n’avoir que peu d’affinités pour les collectionneurs dont la passion exclusive peut tourner à l’obsession. Je me souviens m’être dérobé lorsque l’un d’eux insista pour me dévoiler ses trésors qui, à l’entendre, l’avaient ni plus ni moins ruiné. Rien de tel chez Michel pour qui constituer une collection unique n’était pas une fin en soi. Très tôt il acquit des livres, des manuscrits, des autographes, guidé par son goût de la littérature et de la reliure qu’il considérait comme un art à part entière. Attiré dans un premier temps par les ouvrages reliés de la Renaissance française et italienne, sa passion le fit traverser les siècles pour s’intéresser au livre d’artiste et à la reliure contemporaine. Cette collection devenue impressionnante au fil des ans, plutôt que de l’enfermer dans des armoires scellées à l’abri des regards et de la lumière, il entreprit de la rendre accessible au public comme il sied à un amateur d’art de faire partager ses goûts et ses folies. Il fit donc construire en face du parc de Woluwe un musée de la reliure et des arts du livre, un étage de plein pied d’abord, percé de baies vitrées, un premier étage ensuite, conçu par l’architecte Charly Wittock, le cadet de ses cinq enfants. Un immeuble à l’architecture résolument contemporaine comme pour démentir cette impression que le livre et la reliure seraient des arts du passé. Il y installa une petite équipe et obtint bientôt la reconnaissance des pouvoirs publics.
Lorsqu’il rencontra Fiammetta qui tenait à Rome une librairie d’antiquariat dont un client-ami était Umberto Eco, sa vie prit un tournant décisif. Sans se poser de question, il s’installa à Rome avec sa compagne. Ils étaient deux à présent à cultiver une passion commune. Il m’avait confié qu’il avait trouvé là une librairie certes florissante mais gérée à l’ancienne. Il entreprit de la faire connaître en Europe et outre Atlantique en éditant des catalogues illustrés des ouvrages proposés à la vente. Le voilà devenu marchand d’art maniant aussi bien le français que l’italien. Ses allers-retours se faisaient désormais entre Rome et Bruxelles.
A la retraite de Fiammetta, le couple qui entretemps s’était marié dans une salle du Capitole, une des sept collines de Rome, décida de regagner Bruxelles et Michel, débordant de cette énergie que confère l’amour, entreprit de donner un nouvel élan à la Wittockiana en y multipliant les expositions temporaires consacrées aux arts du livre. C’est à cette occasion que nous nous sommes rencontrés et sommes devenus amis. Lui qui avait voué sa vie au livre, avait une certaine fascination pour ceux qui en écrivaient. La première fois, il me proposa de collaborer à une exposition consacrée au livre d’artistes, la seconde d’assurer avec Jacques Carion le commissariat de l’exposition autour de l’œuvre graphique de Henri Michaux. Lors du vernissage, il déclara que c’était son plus beau cadeau d’anniversaire. Il venait d’avoir quatre-vingts ans. Nous étions tous émus. Personne n’avait vu le temps passer.
Michel craignait qu’avec le temps sa collection se disperse. C’est pourquoi, en accord avec ses enfants, il décida d’en faire don à la Fondation Roi Baudouin afin qu’elle subsiste dans le lieu qu’il avait conçu pour elle. Michel a sans cesse conduit sa vie comme pour accorder le monde à ses désirs. Lorsqu’il a décidé d’y mettre fin, c’est conscient qu’il ne pourrait plus la mener comme il l’avait toujours fait, en pleine possession de ses moyens. Plutôt que de vivre au ralenti, il a préféré saluer ses proches et ses amis d’un ultime geste de la main et d’un regard serein pointé vers le ciel. Si les livres, reliés ou non, existent là-haut, cher Michel, nul doute que tu ne tarderas pas à t’en apercevoir et à nous envoyer des ondes enflammées pour nous en faire part.
Jean-Luc Outers